Les deux Chambres suisses le confirment: l’assouplissement de l’interdiction d’exporter des armes est contraire à la neutralité

mw. Sous le titre «Retour à la neutralité suisse – Sur le plan international, la Suisse a une autre mission que de délivrer des armes aux Etats en guerre!», «Horizons et débats» a présenté, dans son édition du 14 février 2023, de différentes interventions parlementaires visant à assouplir les prescriptions de la loi sur le matériel de guerre. Il s’agit d’une décision de principe: devons-nous permettre que des armes acquises en Suisse puissent être livrées à des Etats en guerre ou redonner tout le poids qui est dû au principe de neutralité de notre Constitution fédérale?

Lors de la session de printemps, les deux Chambres ont discuté et décidé sur deux de ces propositions.
    Le 6 mars 2023, le Conseil des Etats a heureusement rejeté clairement, par 23 voix contre 18 (2 abstentions), la motion de Thierry Burkart (PLR AG)1 se prononçant pour la suppression des obligations de non-réexportation en faveur des Etats défendant «les mêmes valeurs», obligations actuellement en vigueur. Les députés du PS, des Verts et de l’UDC ainsi qu’environ la moitié du groupe parlementaire du centre ont désapprouvé la motion, contre les radicaux et l’autre partie du centre. La motion a donc définitivement échoué. Dans leurs prises de position, plusieurs membres du Conseil des Etats ont exprimé leur refus d’abandonner la neutralité, pilier indispensable du système étatique suisse.
    Le point culminant de ce débat mémorable a sans aucun doute été le discours, en véritable Homme d’Etat, du conseiller aux Etats Daniel Jositsch (PS, ZH), que nous reproduisons in extenso (v. encadré).

Le Conseil national s’oppose à la suppression arbitraire des
déclarations de non-réexportation par le Conseil fédéral

Le 8 mars 2023, de son côté, le Conseil national s’est penché sur le même sujet, en traitant la motion de sa Commission de politique de sécurité (CPS) relative à la modification de la Loi sur l’exportation du matériel de guerre suisse.  Cette motion, en tant que «compromis» entre les interventions existantes jusqu’à  présent, était susceptible de faire craquer la volonté manifeste d’un grand nombre de parlementaires de préserver la neutralité suisse, notamment en cette matière aussi.
    Une très faible majorité (98 contre 96, 2 abstentions) a malheureusement approuvé le nouvel alinéa 3 de l’article 18 de la Loi réglant l’exportation du matériel de guerre. Selon cette nouvelle disposition, le Conseil fédéral pourrait déclarer comme soulevée la déclaration de non-réexportation du matériel de guerre suisse dans le cas où le Conseil de sécurité de l’ONU aura constaté une enfreinte à l’interdiction du recours à la force prévue par le droit international.
    Toujours est-il que la partie la plus controversée du texte de la motion était l’alinéa 4, selon lequel le Conseil fédéral aurait pu soulever la déclaration de non-réexportation «au cas où l’Assemblée générale des Nations unies aurait constaté, à la majorité des deux tiers, la violation de l’interdiction internationale du recours à la force»2. Il s’agit là d’une formule basée sur une construction arbitraire attribuant à l’Assemblée générale des Nations unies une compétence qui ne lui revient pas selon le droit de l’ONU – même pas à la majorité des deux tiers. Or, ce paragraphe 4 a été clairement rejeté par le Conseil national, par 117 voix contre 78 et une abstention. Les voix négatives étaient issues principalement des rangs du PLR, de l’UDC et des Verts. Le fait que le PLR ait rejeté presque à l’unanimité l’assouplissement de l’interdiction de réexportation est atypique.  Il trouve pourtant son explication également par le fait que l’intervention a été initiée avant tout par le PS et que celui-ci a voté deux jours auparavant contre la motion du PLR au Conseil des Etats. Une partie de la motion ayant été acceptée, le Conseil des Etats se prononcera sur ce sujet lors de la session d’é té.

1Motion22.3557 «Préserver la neutralité, renforcer la BTIS*  en supprimant la déclaration de non-réexportation pour les pays ayant les mêmes valeurs que nous et un régime de contrôle des exportations comparable». (* Base technologique et industrielle pour la sécurité)
2Motion 23.3005«Modification de la loi sur le matériel de guerre».

Prise de position du Conseiller d’Etat Daniel Jositsch, le 6 mars 2023 au Conseil d’Etat

« Je refuserai la motion Burkart, ainsi que les autres motions correspondantes qui nous parviendront également tôt au tard, et cela pour trois raisons: 

  1. C’est la neutralité qui se trouve au centre du débat. C’est donc d’elle qu’il nous faut nous  occuper. La neutralité armée, comme elle est inscrite dans notre Constitution, a été fixée lors du Congrès de Vienne par les puissances Européennes. A cette époque la Suisse s’est trouvée au centre de conflits internationaux. Napoléon venait d’ê tre vaincu; il fallait alors créer un nouvel ordre en Europe. Dans ce contexte, la Suisse a obtenu son statut de pays neutre. Si j’ai bien saisi les propos de nos historiens,  tout le monde n’é tait pas d’accord en Suisse à l’é poque. Mais sur le long terme la neutralité armée de la Suisse s’est avérée ê tre un modèle à succès. D’un côté, au cours des derniers 200 ans, cela a permis à la Suisse de ne pas être mêlée à des conflits internationaux – surtout pendant la  Première et la Deuxième guerre mondiale. En outre la Suisse, en raison de sa neutralité, a su s’é tablir internationalement comme nation médiatrice. Elle a accueilli les sièges de beaucoup d’organisations internationales tout en prêtant ses Bons offices comme médiatrice entre des Etats en conflit. Ce n’est point par hasard que la Suisse représente les intérêts des Etats-Unis à Cuba ni qu’elle représente ceux des Etats-Unis en Iran. Souvent elle a aussi été un endroit de refuge d’où sont issues les origines de solution de conflits internationaux. Tout cela a été possible grâce à la neutralité de la Suisse.
        Bien sûr nous sommes aussi fiers de la neutralité. Nous aimons à voyager de par le monde avec le passeport suisse. Nous sommes les bienvenus et appréciés partout.
    La neutralité – M. Minder l’a dit – n’est pas seulement belle en temps de paix. Elle est avant tout efficace en temps de guerre. Là, justement quelque chose a changé depuis l’é poque du Congrès de Vienne. Dans le temps, à peu près jusqu’à  la Deuxième Guerre mondiale, a existé la notion de «ius ad bellum», le droit de faire la guerre. Un Etat pouvait déclarer la guerre à un autre Etat, c’é tait légitime, c’é tait du droit en vigueur.
        Mais depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale au plus tard, ce ius ad bellum n’est plus en vigueur. Toute guerre est fausse. Naturellement, des fois on discute qui a attaqué qui. Finalement quelqu’un a attaqué quelqu’un. Depuis la Deuxième Guerre mondiale toute guerre est fausse, chaque guerre est un crime, une infraction contre le droit international. Entre-temps, la neutralité a pris une autre signification. Comme Etat neutre on se retrouve face à une situation qui a changé. Dans le temps, lorsque la guerre était légitime, on était les bienvenus comme Etat neutre. Il n’y avait aucun problème. Maintenant, au fait, on ne se trouve pas du côté  de l’agressé. Soutenir la neutralité est donc devenu plus difficile. Cela veut dire, qu’en temps de paix, lors des fêtes du 1er août lorsque vous affirmez notre neutralité ou bien vous voyagez de par le monde et vous vous en faites célébrer, c’est bien beau! Mais la neutralité doit agir face aux guerres! Alors il faut savoir la défendre. Oui, M Burkart, vous avez raison, lorsqu’on n’est pas du côté du Bien, on soutient, si vous voulez, le  Mal, l’agresseur. Mais de tels coups, lorsqu’on est neutre, il faut les assumer, même si cela est désagréable.
        Si vous dites que vous ne l’accepterez pas: eh bien, s’il vous plaît, changez la Constitution fé dérale, engagez-vous pour une votation populaire! Peut-être la majorité va alors dire qu’elle ne la veut plus, qu’il est insupportable qu’on ne puisse pas aider l’Ukraine et qu’on ne puisse pas, lors de futures conflits, soutenir les rangs des agressés. Faites une telle votation populaire – je doute cependant que vous la gagniez!
        Je suis plutôt persuadé que la majorité des Suissesses et des Suisses persistent dans leur volonté de maintenir la neutralité. Mais alors il faut en effet rester neutre. A ce point, vous pouvez argumenter juridiquement, mais laissez-moi vous le dire, en tant que juriste, la neutralité ne se borne pas aux définitions établies ici, dans ce beau bâtiment, mais la neutralité dépend de cela aussi: comment les partis de guerre – non pas les Etats européens – perçoivent-ils la position de la Suisse? Une chose est claire. Si une cartouche vous touche sur laquelle est écrit «Swiss made», alors on ne trouve pas que la Suisse soit neutre. Vous avez dit qu’on n’é tait plus neutre du moment que l’on enverrait des troupes. Il va de soi que c’est ainsi, mais aujourd’hui le soutien, l’entrée dans le conflit ne signifie pas seulement – comme on le voit clairement – d’envoyer des troupes. Les Américains, les Etats-Unis n’envoient pas de troupes, ni les Allemands; Aujourd’hui, on livre des armes et on influence ainsi le déroulement de la guerre. C’est pour cette raison que l’on ne peut pas être neutre si on accepte que des armements suisses  – directement ou indirectement – soient amenés dans des régions de guerre.  Ainsi, mon opinion est qu’au moins vous devez nommer un chat un chat. Si vous voulez abandonner la neutralité, essayez-le, mais faites-le sur le terrain juste,  en essayant de changer notre Constitution.
  2. Vous avez dit qu’on pouvait aussi changer les règles pendant le jeu, puisqu’elles  vaudraient dans l’avenir. Oui, mais les traités ont été fait dans le passé. Et si on le fait, on n’est  – et ça c’est mon deuxième point  – on n’est plus crédible. Ce que vous voulez entreprendre, dans la commission nous l’avons appelé la « neutralité-ad-hoc». Il est simplement exclu de pouvoir dire: ‹Eh bien, nous sommes neutres, mais selon chaque cas, nous verrons comment nous nous pourrons nous en tirer; et ensuite nous changerons ce règlement en même temps pour les traités existants aussi.›
        Ce que vous acceptez de mettre en jeu, c’est la crédibilité de la Suisse. Vous l’avez admis, et aussi M. Salzmann l’a déclaré: que dans le fond avec cette motion, il ne s’agira pas de soutenir l’Ukraine mais surtout de maintenir notre industrie d’armement. Je dois vous dire, je peux même vous comprendre devant cette toile de fond. Lorsque nous avons fait les derniers renforcements concernant les exportations et ré-exportations d’armes, vous étiez contre. Vous aviez affirmé alors que vous vouliez soutenir notre industrie de l’armement. Devant cet arrière-fond, je comprends même que vous voulez vous servir maintenant de la nouvelle vague pour  annuler ce que nous avons déjà une fois décidé. Mais là je voudrais argumenter, surtout en direction du Milieu, qui à l’é poque a soutenu ces renforcements. A l’é poque, vous vous êtes trouvés sous pression parce que tout d’un coup, des armes suisses sont apparues n’importe où dans le monde. Il y  avait un grand intérêt, et un tas de couverture  médiatique là-dessus, et vous avez é mis le souhait de faire  quelque chose – ensemble avec nous qui avons toujours décrété qu’il fallait y remédier. Vous vous êtes exprimé ainsi: ç a y est, nous participerons. Maintenant, deux ans plus tard, c’est de nouveau devenu un peu moins commode de défendre cette position. Maintenant vous voulez la changer de nouveau. Ce n’est pourtant pas ainsi que nous pouvons légiférer! Nous ne pouvons pas nous laisser dicter par les médias si, un moment venu, nous nous sentons bien ou un peu mal à l’aise avec nos décisions, et de les décider selon d’où le vent souffle et les annuler quand il change. C’est la voie directe de nous rendre incrédules.
  3. Le dernier point, et cela me semble être le plus important, est le suivant. Vous avez posé la question d’après l’image que l’on se fait de nous à  l’extérieur. Est-ce qu’elle plaira suffisamment aux autres Etats, européens ou non? Est-ce vraiment l‘aspect le  plus important? Est-ce qu’il entre maintenant dans nos tâches de devoir plaire à tout le monde? Devons-nous orienter ainsi notre politique et mettre en jeu nos valeurs fondamentales, selon chaque cas?
        Réfléchissez de quoi il s’agit vraiment. Le matériel de guerre qui maintenant, selon les idées de certains et après le ramollissement des règlements de la non-réexportation dans une région de guerre, qui arrivera donc indirectement dans une région de guerre, ne sera même pas décisif pour la guerre. Nous ne nous trouvons non plus dans le cas de devoir décider si l’Ukraine a une chance réelle de se défendre. Dieu merci c’est ce que font d’autres, notamment les Etats-Unis. Il s’agit donc seulement de faire bonne figure face à l’é tranger européen. Ce n’est guère la question décisive – comme je viens de le dire: la neutralité est parfois désagréable, mais c’est tout simplement ainsi, nous sommes capables de la soutenir et nous devons la défendre.
       C’est pour cela je vous demande de refuser la motion Burkart 22.3557.»

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