Initiative de la micro-taxe: actualiser l’ensemble du système financier à l’ère du numérique

Impôts et taxation des transactions financières

par Prof. Marc Chesney

Cesser l’hypocrisie en ce qui concerne l’évasion fiscale, laquelle pourrait disparaître si les pays de l’OCDE le souhaitaient vraiment. Les Etats-Unis, par exemple, ont permis à l’Etat du Delaware, de devenir un paradis fiscal. La création de sociétés fictives y est un jeu d’enfant. Il suffirait que les pays de l’OCDE interdisent toute transaction en provenance ou à destination d’un paradis fiscal pour que le problème soit en grande partie résolu. Une telle résolution demanderait également de s’assurer que les responsables politiques européens (et en particulier le président de la Commission européenne) censés lutter contre l’évasion fiscale ne soient pas précisément ceux-là même qui l’ont promue et organisée aux dépens de nombreux pays européens et au bénéfice du leur. Les révélations «LuxLeaks» de novembre et décembre 2014 ont mis en lumière les accords fiscaux secrets passés depuis 2002 entre plus de 300 entreprises multinationales et les services fiscaux du Luxembourg. Lesquels ont permis à ces sociétés (dont Pepsi, IKEA, FedEx, Walt Disney, Skype, Bombardier ou Koch Industries ainsi que des entreprises européennes dont une dizaine de sociétés grecques) d’échapper à l’impôt dans leur pays d’origine. Ces activités illicites ont été réalisées grâce à la création de sociétés dites «boîte aux lettres» (c’est-à-dire sans activité réelle) au Luxembourg et par le biais de montages fiscaux particulièrement complexes et opaques réalisés par les plus grandes sociétés de conseil expertes dans ce domaine, comme Pricewaterhouse Coopers, Ernst & Young, Deloitte ou KPMG. L’ironie est que ces mêmes entreprises conseillent aujourd’hui de nombreux gouvernements dans le monde pour l’établissement de leurs règles fiscales et le contenu de leur politique économique.1
    Ces montages ont été mis en place avec l’accord des plus hautes autorités du Luxembourg. Comment Jean-Claude Juncker, qui fut successivement ministre des finances, puis premier ministre et grand défenseur du «modèle luxembourgeois» a-t-il pu être élu président de la Commission européenne en 2014? Laquelle Commission ne manque d’ailleurs pas de sermonner la Grèce et de lui intimer l’ordre de réduire son déficit, alors même que son président a pendant des années dirigé un pays qui a permis à de nombreuses sociétés actives en Grèce de pratiquer l’évasion fiscale.2 Ajoutons également que Jean-Claude Juncker a refusé la mise en place d’un registre public des sociétés écrans ou boîtes aux lettres, la plupart suspectées pour des activités d’évasion fiscale ou de blanchiment d’argent.3
    Les pertes fiscales liées à ces fraudes sont énormes, mais inversement proportionnelles aux amendes, qui restent quant à elles plutôt rares. En 2005, KPMG a toutefois été condamné par la justice américaine à verser 456 millions de dollars pour des montages douteux et à l’origine d’une perte fiscale de 2,5 milliards pour le Trésor américain. En 2013, Ernst & Young a dû également s’acquitter d’un montant de 123 millions de dollars pour les mêmes motifs: l’optimisation fiscale mise en place avait permis à nombre de ses clients de réduire indûment leurs impôts, pour un montant total de plus de 2 milliards de dollars.
    Selon l’enquête de France 2 diffusée en décembre 2014, EDF, détenue à 84 % par l’Etat français, aurait également «optimisé» ses impôts par le biais de filiales au Luxembourg et en Irlande, ainsi que d’une participation dans une entreprise située au Bermudes.4 Le fisc français aurait ainsi perdu chaque année plusieurs milliards d’euros d’impôts.
    Les impôts sont beaucoup trop élevés pour la plupart des foyers et des PME. Cette charge est mal répartie et symptomatique du dysfonctionnement de l’Etat. A l’heure de la digitalisation, imposer le travail à ce point est contre-productif. Le système fiscal est archaïque, injuste et d’une complexité démesurée. Le code fiscal des Etats-Unis, avec ses 75 000 pages,5 illustre cette dérive kafkaïenne. La fiscalité actuelle trouve ses bases en Europe et en particulier en France, au 19e siècle avec la révolution industrielle et a été adaptée dans le courant du 20e siècle. La donne a aujourd’hui complètement changé, avec un secteur financier au pouvoir, et impose de reconsidérer profondément le système fiscal à l’aune des réalités actuelles. A cet égard, un fait devrait être déterminant, à savoir le volume des transactions financières électroniques, qui est aujourd’hui devenu démesuré. Celui-ci est au moins de 150 fois le PIB en Suisse et de l’ordre de 100 fois dans la plupart des autres pays développés. Un impôt sur tous les paiements électroniques devrait donc être introduit.6 Il pourrait présenter un taux de 0,2 % ou de 0,5 %, ce qui resterait très faible en comparaison du taux de TVA, mais certainement déjà trop élevé pour les lobbies du secteur financier. Au vu des montants financiers en circulation, il constituerait une véritable manne pour la plupart des Etats aujourd’hui surendettés.
    Pour donner une idée des flux qu’un tel impôt pourrait générer, l’exemple de la Suisse est particulièrement intéressant. En 2019, les transactions électroniques atteignaient le montant pharaonique d’au moins 100 000 milliards de francs suisses,7 soit près de 150 fois le PIB du pays. Un impôt ne serait-ce que de 0,2 % sur chacun de ces transferts électroniques aurait rapporté 200 milliards de francs, c’est-à-dire presque le tiers du PIB suisse. Ce montant est supérieur à la somme de tous les impôts perçus dans ce pays, à savoir environ 145 milliards de francs. Un faible prélèvement à caractère automatique sur tous les paiements électroniques permettrait donc théoriquement à de nombreux pays de réduire, voire d’abolir, une grande partie de l’ensemble des impôts en vigueur. «Théoriquement» bien sûr, car une telle taxe aura pour effet direct de réduire les transactions sur les marchés d’actions, d’obligations et de devises. Il faudra donc probablement l’augmenter à 0,5 %, de sorte à ce qu’elle conserve son caractère rémunérateur. La réduction des transactions financières qu’elle engendrerait serait également bénéfique, car elle permettrait de freiner la spéculation effrénée sur les marchés financiers. Cette taxe devrait enfin sérieusement limiter la fraude fiscale, puisque tout transfert électronique sera en principe automatiquement détecté et enregistré. Une initiative populaire a d’ailleurs été lancée en Suisse. Il s’agirait d’introduire une micro-taxe et de réduire, voire de faire disparaître, les autres impôts que sont la TVA et l’impôt fédéral direct.8
    Dans le cas de la France et de l’Allemagne, comme pour la plupart des pays développés, un taux de 0,5 % suffirait pour générer un montant dépassant l’ensemble des recettes fiscales actuelles.9
    Ainsi, une micro-taxe simple, automatique et unique et un coût de collecte particulièrement faible devrait être, au niveau international, plébiscitée tant par les Etats que par les foyers fiscaux et la plupart des entreprises car elle signifierait une simplification du travail administratif ainsi qu’une forte baisse des impôts. Or, cette piste n’est pas même considérée. Pourquoi? Parce qu’elle a bien entendu le défaut majeur de déplaire aux grandes banques, aux fonds spéculatifs et aux bourses, responsables de la vaste majorité des transactions financières. Si une telle taxe venait à être mise en œuvre, ces institutions devraient s’acquitter de montants d’impôts bien supérieurs à ce qui est le cas actuellement; les processus d’optimisation fiscale seraient par ailleurs beaucoup plus compliqués à mettre en œuvre.
    Un tel impôt permettrait également de réduire la volatilité des cours boursiers et de faire quasiment disparaître les transactions financières effectuées à la milli ou à la micro-seconde. Cette taxe présenterait des effets positifs immédiats même si elle ne venait à être introduite que dans un nombre limité de pays: elle stabiliserait tout d’abord leur économie en chassant les activités de finance casino vers d’autres territoires et provoquerait d’autre part un effet d’entraînement chez les citoyens et les entreprises des autres pays, une fois considérée la mesure de ses bénéfices.
   Cette micro-taxe diffère de la fameuse taxe Tobin, puisque contrairement à cette dernière, elle n’a pas vocation à s’ajouter aux impôts déjà existants. Elle s’y substituerait au contraire, en réduisant la charge fiscale des foyers et des entreprises, en particulier des PME, et en augmentant celle du secteur financier, actuellement sous-taxé.10 Cette taxe ne s’appliquerait par ailleurs pas uniquement aux transactions financières sur les actions, les obligations et les devises, mais à l’ensemble des paiements électroniques réalisés, y compris, par exemple, ceux liés au règlement de factures au supermarché ou au restaurant ou les retraits d’argent au Bancomat. 



Voir: «LuxLeaks 2: le parlement européen prêt à enquêter, mais pas trop», Ludovic Lamant et Dan Israel, Mediapart le 10 décembre 2014. 
De même, le néerlandais Jeroen Dijsselbloem, ex-président de l’Eurogroupe, est le ministre des finances d’un pays qui permet, grâce à sa législation fiscale laxiste, à une société minière, comme la canadienne Eldorado de contourner le fisc d’un pays dans lequel elle est implantée: la Grèce. Le manque à gagner serait d’au moins 1,7 million d’euros pour la Grèce. Voir: «Comment la Grèce voit ses impôts s’évaporer via l’Europe », Dan Israel, Mediapart, 31/03/14.
Voir «Juncker refuse de rendre publiques les données sur les sociétés-écrans», Dan Israel, Mediapart, le 12 décembre 2014.
Voir l’article intitulé: «Optimisation fiscale: EDF indirectement mis en garde par le gouvernement», Le Monde.fr,10/09/14.
En 1913 il ne s’agissait que de 400 pages. Cette complexité génère des coûts énormes pour les contribuables américains. 6,1 milliards d’heures sont ainsi passées à essayer de comprendre les passages pertinents de ce code et à remplir la déclaration fiscale, ce qui correspond à un coût total d’environ 234 milliards de dollars. Cf. Federal Tax Laws and Regulations are Now Over 10 Million Words Long,Scott Greenberg, 8 octobre 2015, Tax Foundation.
A ma connaissance, cette idée a initialement été introduite dans les années 1970 par René Montgranier, qui la présentait comme «l’œuf de Colomb». Voir son livre intitulé: La Clé de la crise, Editions économiques financières et sociales, 1985, pp. 108-120, ainsi que l’article: «Pour une taxe sur tous les mouvements de fonds», Multitudes 3/2011. Dans les années 1990, le professeur Edgar Feige, de l’Université du Wisconsin, puis ultérieurement Simon Thorpe, directeur de recherche au CNRS à Toulouse, ainsi que Bernard Dupont à Genève, ont développé une idée semblable. Felix Bolliger, dans son article «Reinvent the System – Microsteuer auf Gesamtzahlungsverkehr», Felix Bolliger Aktiengesellschaft, Zurich, 2013 a aussi travaillé sur ce concept. 

Voir l’annexe 2 du bulletin mensuel de statistiques économiques de la Banque Nationale Suisse, (BNS) d’avril 2013 «Trafic des paiements dans le Swiss Interbank Clearing SIC», cité par Felix Bolliger. La méthode de calcul de la BNS a été modifiée entre janvier et avril 2013, et le trafic des paiements pour 2012 est ainsi passé d’environ 95 000 milliards de francs à approximativement 30 000 milliards (il a été de 43 000 milliards en 2019). Les transferts entre les comptes courants des Banques à la BNS et leurs comptes d’opérations dans le système SIC sont dorénavant exclus des données. Malgré cette réduction statistique, les transferts financiers demeurent extrêmement élevés, puisque le système SIC ne répertorie qu’une partie des transactions. Il faut ainsi tenir compte de celles qui, sur les marchés de change, concernent le franc, ce qui rajoute un montant de l’ordre de 30 000 milliards de francs par an, traité le plus souvent sur la plateforme EBS. Il faudrait aussi tenir compte des transactions effectuées à l’intérieur de chacun des établissements financiers, des opérations sur produits dérivés et vérifier que les transactions à haute fréquence aient bien été considérées. L’estimation à 100 000 milliards de francs pour le total des transactions apparaît donc bien prudente. 
Voir: «Taxer le travail est contre-productif», Marat Shargorodsky, interview de Marc Chesney, Bilan, 24/04/19.
Cf. Un économiste veut remplacer tous les impôts par une seule taxe,Julien Marion, BFM, 30/10/16.
10 Voir à ce sujet les déclarations de Gerry Rice, porte-parole du FMI à Washington, le 31 janvier 2013. Selon lui, «le secteur financier est sous-taxé et doit payer une part équitable afin d’atténuer le coût de la crise actuelle…».

Jusqu’au 5 novembre, on peut encore recueillir des signatures pour l’initiative populaire fédérale «Micro-impôt sur le trafic des paiements sans espèces». (cf. également Horizons et débats n° 11 du 25 mai 2021).

Plus d’informations sur l’initiative populaire fédérale et les formulaires de signature sont disponibles à l’adresse suivante:

https://mikrosteuer.ch/

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